« The Storm » : entre apparition et disparition

Une œuvre de Claire Tabouret, artiste peintre française majeure dans la scène contemporaine, a rejoint la collection Francès en 2020. En plus des nombreuses toiles sur lesquelles elle travaille, Claire Tabouret consacre une partie de sa pratique à des œuvres sur papier. « The Storm » est l’une d’elles.

Comme toujours dans ses œuvres d’une grande sensibilité, la scène baigne dans une atmosphère irréelle. Par ses nombreux portraits d’individus isolés ou en groupe, appartenant à des époques différentes et ayant des âges différents, Claire Tabouret s’interroge sur l’identité et les relations humaines, tout en s’inscrivant dans un renouveau de la peinture contemporaine.

 

Ici, une étrange figure à l’allure à la fois humaine et fantasmagorique, émerge d’un paysage désertique troublé.

Ce personnage énigmatique se situe dans un entre-deux. D’abord celui de l’apparition et de la disparition, qui est un questionnement à mettre en perspective avec l’ensemble de l’oeuvre de Claire Tabouret. Une apparition car cette figure confronte le regardeur en marchant vers lui de manière frontale, d’un pas décidé, comme guidée par l’envie de vivre du phénix qui renait de ses cendres.

Une disparition, puisque cette entité vient s’effacer sous ce masque et cet ample habit. Nous retrouvons dans cette figure une réflexion chère à l’artiste : le recouvrement et l’emballage des corps. En cela, « The Storm » est proche de la série « Les Etreintes » où Claire Tabouret décline les êtres masqués en les mettant en scène recouverts de latex, pour mieux révéler leurs présences sous cette seconde peau, sur fond de paysages indistincts. Puisant dans les images du magazine britannique fétiche « AtomAge » des années 1970, Claire Tabouret s’intéresse à ce jeu fétichiste dans sa dimension de masquage du corps. Il est isolé pour mieux accéder à une intériorité. Ainsi, l’artiste véhicule l’idée que de la disparition émerge une nouvelle apparition. En cela, l’habillement permet de se réinventer et « The Storm » est une invitation à regarder à l’intérieur de soi dans une exploration intime.

 

Cette expérience intérieure rend d’autant plus incertaine l’identité de ce personnage, déjà ébranlée par un ample habit et un masque à gaz lui donnant une apparence proche de la masculinité, mais dont la paire de talons rouge trahit un symbole de féminité. « The Storm » situe alors ce personnage dans un entre-deux identitaire. S’il y a bien une figure aux identités multiples qui entretient une ambiguïté de genre et qui obsède Claire Tabouret c’est celle d’Isabelle Eberhardt (1877-1904), écrivaine suisse d’origine russe, dont les écrits sont signés d’un nom de femme ou d’un nom d’homme. Animée par une soif d’ailleurs et des rêves d’Orient qui l’emmèneront en Algérie et vers les dunes du Sahara, elle a un désir profond pour une existence libre et nomade. Européenne polyglotte fascinée par le Maghreb, elle a décidé de s’habiller comme un homme, de se convertir à l’Islam, de porter l’habit traditionnel. Ainsi, à travers elle s’opèrent plusieurs glissements, entre cultures et identités mouvantes.

Cette figure conquérante de « The Storm », qui rappelle à bien des égards Isabelle Eberhardt, traduit l’attachement de l’artiste à des représentations d’héroïnes féminines.

 

Ce personnage nous apparaît comme surgissant d’une histoire enfouie, que Claire Tabouret cherche à réécrire et réactiver dans un espace-temps ambigu. Peut-être cela est-il d’autant plus frappant si nous y ajoutons les circonstances de la mort d’Isabelle Eberhardt, à seulement 27 ans. Cette dernière meurt en Algérie à la fois noyée et enterrée sous l’écroulement de sa maison en terre lors d’un orage ayant provoqué inondation et torrent de boue. Une fin tragique dont la symbolique de la terre qui emporte celle qui a tant voulu y appartenir justement à cette terre, confère à cette histoire une destinée mystique.

« The Storm » semble alors en donner sa propre lecture en mettant en avant l’effacement de soi, une dimension exacerbée par l’entre-deux identitaire de cette figure mais également par cette scène dont l’issue entre vie et mort reste trouble. Si le masque à gaz est signe de protection, il est également signe d’asphyxie et ajoute une menace supplémentaire à l’engloutissement qui plane en arrière-plan. Ce personnage se dégage de ces mauvais présages avec puissance et volonté, à l’image de la vie d’Isabelle Eberhardt.

 

Ainsi, il s’agit à travers « The Storm » de transpercer les coutures pour atteindre une humanité dissimulée.

 

Visuel : Claire Tabouret

« The Storm », 2017

Encre sur papier

51 x 38 cm