Une réappropriation des ruines par Alejandro Campins

La collection Francès enrichit sa collection de peintures et de photographies de l’artiste cubain Alejandro Campins (né en 1981), issues de la série « Letargo ». Les structures représentées sur les toiles ou photographiées sont d’une étrange singularité et nous interpellent, comme souvent avec les acquisitions de la Fondation. Celle-ci confirme une nouvelle fois son attachement au médium de la peinture et son désir de soutenir des artistes dont le geste artistique porte une énergie transcendante éminemment personnelle, et dont les sujets dépassent la stabilité du monde en abordant certains mystères de l’univers : le temps, l’espace, la vie, la mort, et l’impermanence des choses. De la même manière que Sergey Kononov, jeune peintre ayant rejoint la collection récemment et qui peint ce qui émane de l’être, son aîné Alejandro Campins représente ce qui jaillit des paysages et leur intemporalité.

Avec « Letargo », le processus de travail de Campins s’établit en deux temps : il part à la rencontre de bunkers en parcourant les paysages de son pays natal Cuba, des Etats-Unis et de l’Europe, où il passe le temps nécessaire pour se familiariser avec ces lieux, les documenter à l’aide de dessins et de photographies, puis il retourne dans son atelier pour retravailler ses images et faire la synthèse de ce que sera la peinture.

À l’aide de son pinceau ou de son appareil photo, Alejandro Campins capture ces bunkers dans leur solitude, ces édifices en béton érigés lors de conflits militaires pour servir d’abris, notamment durant les Guerres Mondiales et la Guerre Froide. Ces constructions semi-immergées sont nombreuses à travers le monde et leur survivance laisse des traces dans les paysages qu’elles habitent. Si les bunkers sont supposés représenter les cicatrices d’une certaine époque et porter les traumatismes du passé, Alejandro Campins s’intéresse à leur caractère intemporel, sans passé, ni présent, ni futur. Il s’attache à retranscrire l’atmosphère et le sentiment que lui procure les lieux qu’il visite, plutôt que d’en donner une image fidèle à la réalité. C’est une manière pour lui d’interpréter l’espace et de suggérer le paysage. Ainsi, ses peintures font plus appel à l’imaginaire des bunkers qu’elles n’en sont une représentation factuelle.

En même temps que Campins se réapproprie ces bâtiments abandonnés, il les immortalise et les situe entre impermanence et résurgence, entre vie et mort. C’est alors l’aspect métaphysique de ces piles de ciment qui prévaut, faisant prendre tout son sens au titre « Letargo », en français léthargie, comme pour les saisir dans une somnolence et confirmer cette approche entre le réel et le spirituel. Un sentiment accentué par l’apparence vaporeuse de certaines de ses toiles. Ses bunkers aux formes simples tendent vers l’abstraction et sont pour Campins le réceptacle de préoccupations plus existentielles.

Si ces paysages contiennent une importante charge émotionnelle intrinsèque à leur contexte, Campins leur confère une charge émotionnelle supplémentaire liée à la nature et à une force narrative venant troubler notre perception du temps et de l’espace. Il a une approche scénique du paysage, qu’il explore dans sa théâtralité, une vision que l’on retrouve dans sa peinture  « Circo », où il assimile l’édifice militaire bétonné à un chapiteau de cirque.

Campins vient ainsi réinterroger la fonction, la nature et l’identité de ces structures. Elles évoquent autant la protection, la peur de la mort et l’échec qui les rattache à leur naissance, qu’elles n’appellent dorénavant la transformation, l’abandon, la façon dont l’homme envahit la nature et inversement. Si ces édifices sont des témoins du temps, l’intérêt de Campins pour ces lieux dépasse leur caractère historique et politique, ils prennent une autre dimension à travers son regard, comme l’illustre sa volonté de ne pas donner d’indications spatio-temporelles (lieux, dates,…), complexifiant ainsi l’identification de ces espaces.

Son processus artistique rend donc ces lieux aussi intemporels que le médium de la peinture avec lequel il les représente.

 

 

Visuel : Alejandro Campins , « Circo (Série Letargo) », 2019, Huile sur toile, 38 x 55 cm, Pièce unique © Collection Fondation d’entreprise Francès