ACTUALITÉ – FRAGMENTS DE COLLECTIONS PAR RAPHAËL DENIS

 

Pour le 25ème anniversaire des Principes de la Conférence de Washington, Christie’s organise une série d’évènements et d’expositions consacrés au domaine des restitutions. Ce cycle s’ouvre sur l’exposition “Fragments de collections”, du 27 janvier au 10 février, dédiée travaux de l’artiste Raphaël Denis, en particulier, ses recherches autour des spoliations d’œuvres survenues en France pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Parmi les œuvres exposées, sa série d’installations “La Loi normale des erreurs”, dont une version est présente dans la collection Francès, l’occasion pour nous de revenir sur le travail de l’artiste.

 

Les principes de la Conférences de Washington applicables aux œuvres d’art confisquées par les nazis

En décembre 1998, le département d’État américain et le Holocaust Memorial Museum réunissaient à Washington un grand nombre de décideurs issus de 44 pays et 13 organisations non-gouvernementales afin de soulever la question des biens spoliés pendant la Seconde Guerre Mondiale par l’administration nazie. En découle un ensemble de principes qui, d’une part posent les bases de la recherche de provenance, et d’autre part soulignent la nécessité de trouver des « solutions justes et équitables » pour les ayants-droits, rouvrant la voie aux restitutions.

Dès son arrivée au pouvoir, le régime national-socialiste a orchestré un vaste système de spoliation des biens culturels, principalement juifs, par le biais de la dépossession, de ventes forcées, de la confiscation, du pillage, tant en Allemagne que dans les territoires occupés. Ce processus d'”aryanisation” a été légitimé par des lois telles que la saisie des biens des ennemis du peuple et de l’État du 14 juillet 1933 ou l’ordonnance pour l’élimination des Juifs de la vie économique allemande du 12 novembre 1938, obligeant les collectionneurs d’art juifs à vendre leur collection. Cette spoliation a été organisée par des organismes bureaucratiques telles que la  “Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg” (ERR). Les œuvres d’art spoliées étaient soit conservées dans des collections privées et nationales, soit vendues à profit par des marchands d’art comme Hildebrandt Gurlitt sur un marché de l’art étonnamment florissant. Par conséquent, les biens culturels ont changé de mains et de lieux à de multiples reprises, s’inscrivant dans une chaîne complexe de ventes qui les mèneront même dans des musées nationaux hors d’Allemagne.

Une particularité est à souligner. Le régime a documenté de manière accrue ce système de spoliation. L’ERR a tenu des registres de sa collection, à travers des listes, des numéros d’inventaires, des photographies et des informations relatant l’origine, la provenance des œuvres et par conséquent l’identité de la victime spoliée. Ces documents ont paradoxalement joué un rôle essentiel dans la restitution de nombre de ces biens. Aujourd’hui l’ensemble de ces archives sont accessibles sur la base de données EERproject, ayant permis à de nombreux chercheurs de retracer la biographie d’un objet, son parcours.

L’inquiétude concernant les biens culturels échangés pendant la guerre émerge dès 1943, avec la Déclaration de Londres, visant à défaire l'”aryanisation” des collections par les législations nationales-socialistes. Elle obligeait chaque État signataire à identifier, localiser et restituer les biens déplacés. En outre, elle déclarait invalides les transferts effectués pendant l’ère nazie, sauf si l’acheteur pouvait démontrer qu’une valeur marchande équitable avait été payée au propriétaire. Cette préoccupation est également apparue avec le programme Monuments, Fine Arts, and Archives (« Monuments Men ») créé en 1943 pour protéger les œuvres d’art, les archives et les monuments d’importance historique et culturelle, en les repérant, localisant, récupérant et en les rapatriant dans leur pays d’origine. On compte notamment, Rose Valland, qui témoin du pillage nazi, lista de manière détaillée les œuvres qu’elle voyait défiler dans les salles du Jeu de Paume, des documents essentiels pour la restitution des biens culturels français. D’autres initiatives de réparation de cette spoliation seront entreprises dans les années qui suivirent la guerre.

Mais c’est au cours des années 1980 et surtout après la chute du mur de Berlin, qu’un nouvel intérêt pour le sujet émerge. Celui-ci est illustré par plusieurs enquêtes sur le système complexe de spoliation nazi publiées par différents chercheurs tels que Nicholas Lynn avec The Rape of Europa, en 1994 ou Hector Feliciano et The Lost Museum, en 1995. À cela s’ajoute l’implication des médias critiquant publiquement l’inertie des musées qui semblent avoir fermé les yeux sur la possible présence d’œuvres déplacées au cœur de leurs collection. L’intérêt général et l’inquiétude suscités par cette question ont conduit à l’organisation de plusieurs conférences sur les biens culturels saisis pendant la période nazie, la plus novatrice pour les chercheurs en provenance étant la Conférence de Washington applicables aux œuvres d’art confisquées par les nazis.

 

“Loi normale des erreurs”, un regard sur les œuvres spoliées en France pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Né en 1979, Raphaël Denis vit et travaille entre Paris et Bruxelles.

Après avoir longuement travaillé sur la figure du polyèdre de Dürer, Raphaël Denis débute une nouvelle série à partir des chefs d’œuvres de l’histoire de l’art spoliés sous le IIIe Reich, un ensemble d’installations nommés La Loi normale des erreurs.

L’œuvre présente dans la collection, La Loi normale des erreurs : Muses est pensée comme un autel. Le portrait d’un vieil homme, peint à l’huile sur toile, surplombe 23 cadres anciens datant du XIXe, chacun occulté par un support noir. À leur surface, des inscriptions écrites à la mine de plomb, des chiffres et des lettres, des numéros d’index renvoyant aux numéros d’identification apposés par l’administration nazie sur les biens spoliés en France à des familles juives. Sur la face non visible du cadre, la fiche descriptive de l’œuvre spoliée.

L’artiste confie avoir sans doute commencé à s’intéresser à cette question, par « association visuelle », rapprochant l’accumulation de cadres anciens dans son atelier des photographies de lieux de dépôt utilisés par les Nazis (comme le Jeu de Paume, à Paris).

Raphaël Denis va mener un important travail documentaire sur ces œuvres spoliées. En parcourant les archives de ces spoliations, il a l’idée de faire coïncider les dimensions de ses cadres à celles d’œuvres spoliées, référencées sur la base de données ERRproject. L’artiste reprend ainsi le numéro d’inventaire et la fiche descriptive de l’œuvre, inscrivant le premier sur la face visible des cadres et affichant le second sur la face cachée.

Les cadres noirs deviennent alors les fantômes des œuvres pillées, les spectres de l’entreprise de spoliation.

L’installation La Loi normale des erreurs : Muses a été spécifiquement réalisée pour la Fondation Francès. À l’exception d’une pièce, les 22 œuvres sélectionnées représentent exclusivement des femmes, offrant ainsi un éventail varié des différentes représentations féminines à travers l’histoire de l’art. Elles présentent une diversité tant dans le choix iconographique, dans l’origine et la nature des collections spoliées que dans les artistes. On retrouve ainsi : Élisabeth Vigée-Lebrun, Diane Esmond, Anthony Van Dyck, Le Greco, Frédéric Bazille, François de Troy, Charles Guérin, Pierre-Paul Prud’hon, Auguste Renoir, Jacques-Louis David, Henri Matisse ou encore Kees van Dongen. Les tableaux proviennent de collections différentes, entre autres Rothschild, David David-Weill, des fonds d’atelier ou encore des marchands parisiens.

La plupart des œuvres choisies ont été retrouvées et restituées, seules trois d’entre elles ne l’ont pas encore été.

Le portrait surplombant l’ensemble est la seule œuvre dévoilée, la seule présence humaine. Découvert dans une brocante en région parisienne, sur un stand du Rotary club, il représente un homme âgé, froid qui, selon l’artiste peut aussi bien évoquer « une allégorie de l’administration nazie, à la déshumanisation implacable, qu’un collectionneur impuissant ou un témoin muet voire la conscience universelle comme le proposa Daniel Bosser. » Une identité oubliée et à jamais mystérieuse.

La Loi normale des erreurs donne forme à ces histoires oubliées, à ces patrimoines pillés et aux vies volées qui les possédaient. Collection fictive, imaginée, elle rappelle aussi en creux « le rapport intime entre son propriétaire et un objet d’art – intimité brutalement anéantie par la violence et la cruauté de l’entreprise nazie ».

 

Crédits : Vue de l’exposition Souffle à l’Espace Saint-Pierre de Senlis, du 11 au 17 octobre 2018, vue des œuvres La Loi normale des erreurs : Muses (2017) de Raphaël Denis © Fondation Francès.